La Fête-Dieu à Aix-en-Provence

Parmi les grandes fêtes liées au solstice d’été, celle de la Fête-Dieu largement célébrée partout dans le midi, et à Aix-en-Provence notamment, est sujette, au cours des siècles, à des évolutions, des métamorphoses, des transformations, puis des reconstitutions. Cette fête donne lieu à une abondante littérature, une iconographie importante et génère nombre d’œuvres témoins. Après l’évocation de la fête aixoise, ses jeux et toutes ses manifestations annexes, nous détaillerons les témoignages tangibles qui demeurent présents dans les collections muséales.

La Fête-Dieu, ou fête du Saint Sacrement, est une fête mobile du printemps qui a lieu en mai ou en juin, soixante jours après les fêtes de Pâques. Fête catholique très ancienne, remontant au XIIIe siècle, instituée par le pape Urbain IV, elle est célébrée dans toute l’Europe et commémore la présence de Jésus-Christ dans le sacrement de l’Eucharistie.

À l’origine, c’est une institution liturgique, mais, très vite, dès le début du XIVe siècle, viennent s’ajouter à l’office des processions, puis des représentations théâtralisées, des jeux, des parades nocturnes.

À Aix, ces cérémonies prennent une ampleur tout à fait particulière dès le milieu du XIVe siècle, bien avant l’arrivée du Roi René à qui l’on attribue de façon tenace la paternité de la procession et des jeux.

C’est la commune qui organise annuellement la manifestation et supporte les frais engendrés par les jeux, mais les membres de l’aristocratie sont tenus d’y participer aussi à titre onéreux (le Prince d’Amour, notamment, un des personnages principaux, est tenu d’offrir repas fins et banquet, et de fournir les costumes). La charge s’avère donc très coûteuse.

Durant plusieurs jours se succèdent cortèges, jeux à la scénographie parfois complexe, avec également la tenue d’une importante foire drainant un grand nombre de spectateurs et de visiteurs venus parfois de fort loin.

La foire, que François Ier a octroyée à Aix en 1538 par lettres patentes, est l’une des trois grandes foires aixoises associées à des fêtes religieuses. Elle est la plus longue, ainsi que le fixe le règlement de 1672 du Parlement : elle débute le lendemain de la Fête de la Sainte Trinité, dure six jours, et ne peut avoir lieu le jour même de la Fête-Dieu. Un règlement de 1598 fixe pour l’année les emplacements dévolus aux marchands à travers la ville. La foire occupe alors différents quartiers, places, placettes, rues, portes de la ville, en fonction des marchandises. Ce n’est qu’à la fin du XVIIe siècle que la foire de la Fête-Dieu s’installe exclusivement sur le Cours du Faubourg que l’on vient d’ouvrir le long des remparts et elle s’y tient jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. La foire apporte un regain d’activité au quartier et on imagine sans peine l’intense animation régnant dans la cité. Cette foire très fréquentée, et très prisée, perdure à Aix jusqu’à la fin du XIXe siècle. Elle va toutefois au début du XIXe, se répartir en deux lieux, une partie des marchandises (domaine agricole et commercial, produits alimentaires) demeurant au Faubourg et les autres baraques (bimbeloterie, saltimbanques, montreurs d’ours) se déplaçant au Grand Cours (Mirabeau).

Pendant près de cinq siècles d’existence, la Fête-Dieu subit de nombreuses évolutions avec, en particulier, le développement du côté profane et l’apparition de farceurs. À l’époque classique, la procession est complètement réorganisée sur le thème de la lutte du christianisme contre le paganisme. La veille de la Fête-Dieu a lieu le « Guet », parade nocturne passant devant les maisons des notables ; les personnages de la mythologie, les dieux et déesses de l’Antiquité côtoient les diables, la Reine de Saba, les chivau-frus.(1) Le musée conserve un document, dessiné et gravé par Juramy en 1806, qui accompagne le récit que Louis Millin fait dans son journal de voyage à propos des cérémonies de la Fête-Dieu auxquelles il assiste en 1805 (Voyage dans le département du Midi de la France, Paris, 1807).

On distingue le char de l’Olympe avec Jupiter, Junon, Vénus et Cupidon, le char de Bacchus. Ces personnages circulent en arabesque et rappellent parfaitement la procession figurant sur le paravent dont nous allons parler.

Plusieurs auteurs ont donné des explications sur les cérémonies de la Fête-Dieu. Gaspard Grégoire, notamment, a rédigé en 1777 un petit volume illustré par son fils, où il fait une description minutieuse de la fête, qui sera reprise plus tard par l’abbé Guiet et par Roux-Alphéran.

Paravent de la Fête-Dieu, face 1 : "La procession en marche vers la cathédrale". Photo Jean-Bernard Stil. © Jean-Bernard Stil
Paravent de la Fête-Dieu, face 2 : "Les jeux et la foire à la Bourgade".
Photo Jean-Bernard Stil. © Jean-Bernard Stil

Le paravent de la Fête-Dieu, exposé au Musée du Vieil Aix, est une pièce exceptionnelle, l’une des œuvres majeures du musée. C’est la plus ancienne et la plus complète représentation de la fête.

Composé de dix panneaux peints sur les deux faces de la toile, il est admis que son commanditaire est un parlementaire, Joseph François de Galice (1677-1765).

Doyen du parlement en 1761, M. de Galice n’a sans doute pas fait exécuter l’œuvre à titre personnel ; elle était destinée à l’ensemble des parlementaires qui siégeaient dans le palais Comtal et il l’a laissée à ses successeurs.

L’artiste demeure anonyme, mais on peut situer la réalisation du paravent entre 1710 et 1740.

En juin 1710, en effet, le parlement a pris un arrêt fixant l’ordre des hôpitaux et charités dans la procession de la Fête-Dieu ; et en 1741 M. de Galice est l’un des rapporteurs de « l’arrest de règlement » du Parlement pour fixer l’ordre de marche de la procession.

Une face présente la procession religieuse, très solennelle, qui se dirige vers la cathédrale Saint Sauveur où a lieu la grand-messe. La procession, qui se lit en partant du haut à droite, est dépeinte au moment où elle entre dans la cathédrale par le grand portail, derrière le prêtre en surplis qui porte la croix de saint Sauveur et la bannière aux armes de la ville.

Le paysage rural et urbain aixois est évoqué avec une certaine précision : la cathédrale et ses abords, avec le départ de la rue Jacques de la Roque, les remparts au-dessus desquels émerge la montagne Sainte-Victoire. Toutes les autorités civiles et religieuses aixoises participent à ce défilé. Sont présentes cinq confréries avec leurs bannières sur la vingtaine de corporations répertoriées.

Une place importante est donnée aux hôpitaux et aux œuvres de charité, puis au clergé régulier avec les treize couvents de la ville, l’ordre de marche de chaque congrégation étant fixé selon son ancienneté. Ainsi les plus anciens se trouvent à la fin, à la place d’honneur, puisque la plus proche du dais du Saint Sacrement. Le « guet à pied », c’est à dire le cortège des maures, suit immédiatement les religieux. Quelques acteurs des jeux (grands et petits danseurs, chivau-frus), se mêlent au cortège mais sans en rompre l’ordonnance et sans nuire à la représentation sacrée, qui, derrière deux anges et Saint Jean-Baptiste, fait apparaître les Apôtres, le Christ portant sa croix, les Saintes Femmes et Véronique. Suivent les trois bravades de l’Abbadie, de la Bazoche et du Lieutenant de Prince d’Amour. Des groupes de musiciens divers s’insèrent tout au long de la procession (trompettes, fifres, tambourins, tambours, violons, serpent). Enfin, le long cortège du clergé de la cathédrale (bedeaux, chanoines, prêtres, choristes) précède l’archevêque tenant le Saint Sacrement qui marche sous le dais. Derrière, viennent les Messieurs du Parlement en robe rouge et la procession se termine avec les trésoriers généraux, les sergents et huissiers de la sénéchaussée et le prévôt de la Maréchaussée.

L’autre face du paravent, dans le cadre très fidèlement reproduit du quartier du Faubourg, présente sur deux registres bien distincts, les jeux de la Fête-Dieu (en haut) et la foire (en bas).

Les jeux représentés, de gauche à droite, devant les bâtiments du cours (au milieu duquel se dresse l’église Saint Jean-Baptiste) sont au nombre de neuf : les « rascassés », le « veau d’or » ou « jeu du chat », les « tirassouns », le « grand jeu des diables », le « petit jeu des diables », la « reine de Saba », la « Belle Étoile », « Saint Christophe », « La Mort ».

La foire, elle, se déploie tout au long des remparts, remontant depuis le logis du Bras d’Or jusqu’à l’établissement thermal, qui ferme le cours dans sa partie haute. Dans un cheminement haut en couleurs, rythmé par les fontaines de Villeverte et des Cordeliers, se côtoient les équipages, les promeneurs à pied, les marchands derrière leurs étals ou dans leurs échoppes discutant avec leurs clients. Tous semblent apprécier ces moments propices à la flânerie et aux rencontres que permet cette période de fête.

Entre 1793 et 1804, les festivités de la Fête-Dieu sont totalement interrompues, puis des reprises à intervalles irréguliers ont lieu, au cours du XIXe siècle, organisées à l’occasion de la venue et du séjour à Aix de personnalités que l’on souhaite particulièrement honorer : en 1807 pour Pauline Borghèse, en 1814 pour le comte d’Artois, en 1823 pour la duchesse d’Angoulême, et une dernière fois, en 1851, pour le Prince Président Louis-Napoléon Bonaparte.

La Fête-Dieu disparaît alors, mais son souvenir reste encore vivace dans la mémoire collective et divers témoignages tangibles demeurent, rappelant sa splendeur passée.

Les acteurs des jeux portent des masques de toile et de carton-pâte peints qui englobent toute la tête, d’où leur nom de « testières ». Quelques-uns de ces masques, portés pour la dernière fois en 1851, sont parvenus jusqu’à nous et sont conservés au Musée du Vieil Aix (la reine de Saba, un Rascassé, un Roi mage, la Mort, un Diable, un Roi noir, un Roi mage). D’autres accessoires évoquant la Fête-Dieu, comme les marionnettes, y sont conservés également.

En 1836, un graveur sur bois, Bontoux, rachète le matériel de la crèche parlante du marseillais Silvy (marionnettes et décors) pour en donner des représentations à Aix, ajoutant au programme traditionnel de la crèche celui, inédit, des jeux de la Fête-Dieu.

L’ensemble conservé au musée, qui concerne majoritairement les personnages de la marche du guet, est incomplet mais comporte un nombre conséquent de personnages.

Parmi les autres objets liés à la Fête-Dieu, citons deux petits chivau-frus, de taille enfant, donnés au musée par Marcel Provence. Ils sont les vestiges d’une reprise enfantine des jeux en 1907. Marcel Provence s’exprime à ce propos dans un article daté de mars 1950 : « À plusieurs reprises, depuis mon enfance, il a été question de reprendre les jeux. Édouard Aude y était hostile, et donnait pour raison : le cœur n’y est plus. Cependant, à une vente de charité, aux jardins de Caumont, en 1907, ma mère les reprit avec des enfants. Ce fut gentil. On ne vit rien de plus ample »(2).

À l’hiver 1950, le comité des Fêtes de la ville d’Aix organise le cinquantenaire du Carnaval d’Aix et envisage d’y ajouter une reconstitution des jeux, avant de se raviser et de décider de reporter cette fête au printemps. Le programme, publié au moment du Carnaval, annonce un projet ambitieux. Mais nulle trace de la réalisation effective de cette reconstitution en juin 1950 n’a été retrouvée.

Toujours sous l’égide du comité des Fêtes, une dernière tentative d’une « Reconstitution historique de l’entrée du Roi René dans la ville et de Jeux de la Fête-Dieu » a lieu en 1965 avec la collaboration des associations félibréennes et folkloriques. Le spectacle se déroule sur deux jours entre Palais de Justice, Hôtel de Ville et Cours Mirabeau, dans une version allégée des jeux profanes, les jeux sacrés ayant, eux, disparu. Le souvenir de l’événement demeure grâce au reportage photographique réalisé alors par le studio photo Ely.

Les manifestations autour de la Fête-Dieu n’ont cessé d’évoluer tout au long de l’histoire pluriséculaire de cette exceptionnelle fête aixoise. Les multiples adaptations, transformations, interprétations successives de la fête ont conduit à une profonde perte de sens, et, plébiscitées autant que décriées, les festivités ont inexorablement disparu, toutes les tentatives récentes (au cours du XXe siècle) pour faire renaître l’esprit de la fête ayant été vouées à l’échec.

Aujourd’hui, la Fête-Dieu se réduit à la seule cérémonie liturgique au sein des lieux de culte ; processions, jeux, spectacles ont définitivement pris fin, ils sont devenus des éléments patrimoniaux, des témoignages historiques que nos musées sont en charge désormais de préserver et de transmettre.

Bibliographie :
Jean-Paul Clébert, Les fêtes en Provence, Avignon, Aubanel, 1982.

Noël Coulet « Les Jeux de la Fête-Dieu d’Aix, une fête médiévale ? », in Provence Historique, Marseille, Imprimerie Robert, 1981, pp. 313-339.

Noël Coulet, « Les Jeux de la Fête-Dieu », in Le Roi René en son temps, catalogue de l’exposition au Musée Granet, Avril-Septembre 1981.

Noël Coulet et Nicole Martin-Vignes, « La Fête-Dieu d’Aix » in Aix-en-Provence au XVIIIe siècle, vie quotidienne et métiers », catalogue de l’exposition au Musée du Vieil Aix, Juillet-Septembre 1986.

Gaspard Grégoire, Explication des cérémonies de la Fête-Dieu, Aix, 1777.

Abbé J.-B. S. Guiet, Explication nouvelle des Jeux de la Fête-Dieu d’Aix, Aix-Marseille, Makaire et Deleuil, 1851.

Marcel Provence, Les Chivau Frus, Aix, Édition du Feu, 1937.

Ambroise Roux-Alphéran, Les rues d’Aix, Aix, Aubin, 1846.

Michel Vovelle, Les folies d’Aix ou la fin d’un monde, Pantin, Le Temps des Cerises, 2003.

1. Les chivau-frus, appelés aussi chevaux-jupons ou chevaux fringants, sont des chevaux de carton peint portés autour de la taille par de jeunes cavaliers dont les jambes sont dissimulées par un caparaçon de tissu. Absent de la Fête-Dieu avant le milieu du XVIIe siècle, le groupe des chivau-frus devient par la suite un élément tout à fait incontournable des parades et des défilés, évoluant au son des fifres et des tambourins et rappelant les tournois si appréciés des provençaux au temps du Roi René.
2. Extrait d’un article du journal Terre de Provence daté du 15 mars 1950.

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